Trois versets coraniques mentionnent la confirmation par Jésus de la Torah alors qu'il s'adressait aux enfants d'Israël (C.3 : 50 ; 5 : 46 ; 61 : 6). Dès lors, une question légitime se pose : Jésus confirme-t-il l'intégralité de la Torah de son époque ou seulement une partie ?
Rappelons que les cinq livres de la Torah que nous connaissons aujourd'hui étaient déjà constitués à son l’époque et qu'ils furent canonisés par les Juifs à la fin du Ier siècle de notre ère[*️⃣1️⃣], donc quelques décennies après Jésus.
Le Coran des historiens indique de son côté, à la page 187, que selon le verset 79 de la sourate 2, le Livre altéré par les Juifs fait référence à la Torah. Pourtant, plus loin, à la page 628, il précise que le verset 6 de la sourate 61 indique que Jésus confirme la Torah sans aller jusqu'à décortiquer les mots employés dans le verset. Pour ce qui est des exégètes musulmans, concernant ces trois versets coraniques, ils comprennent là aussi presque à l'unanimité que Jésus confirme la Torah comme étant d'origine divine[*️⃣2️⃣]. De toute évidence, eux non plus n'ont pas examiné en détail le sens littéral des termes employés par Jésus qui laisse entrevoir une autre lecture.
Il est vrai que le Coran déclare la Torah comme étant une révélation divine à plusieurs reprises dans d'autres versets (douze occurrences en plus de ces trois versets). Cependant, en ce qui concerne les trois versets attribuant à Jésus une déclaration sur la Torah de son époque, l'expression employée dans le Coran recèle une subtilité qu'à notre connaissance aucun spécialiste n'a relevé, si ce n'est Geneviève Gobillot dans son prochain ouvrage à paraître.
Analysons littéralement ces trois versets. Pour cela, commençons par le verset 50 de la sourate 3 :
1️⃣ Sourate 3 : 50
وَمُصَدِّقًۭا لِّمَا بَيْنَ يَدَىَّ مِنَ ٱلتَّوْرَاةِ وَلِأُحِلَّ لَكُم بَعْضَ ٱلَّذِى حُرِّمَ عَلَيْكُمْ ۚ وَجِئْتُكُم بِـَٔايَةٍۢ مِّن رَّبِّكُمْ فَٱتَّقُوا۟ ٱللَّهَ وَأَطِيعُونِ
« Et je confirme ce qui est devant moi (« Bayna Yadayya ») de la Torah (« Mina At-Tawrāati »), et je vous rends licite une partie de ce qui vous était interdit. Et je suis venu à vous avec un signe de votre Seigneur. Craignez Dieu, donc, et obéissez-moi ! »
Que peut-on remarquer ? L'expression « Mina At-Tawrāati », traduit littéralement par "de la Torah", signifie ici pour être plus précis « une partie de la Torah ».
Pour illustrer note propos, prenons deux exemples parmi tant d'autres, celui du verset 74 de la sourate 2 et du verset 6 de la sourate 72 :
📍 la sourate 2, verset 74 :
« Puis, et en dépit de tout cela, vos cœurs se sont endurcis; ils sont devenus comme des pierres ou même plus durs encore; et il y a des pierres (« Wa 'Inna Mina Al-Ĥijārati ») d'où jaillissent les ruisseaux, et d'autres (« Wa 'Inna Minhā »),se fendent pour qu'en surgisse l'eau, et d'autres (« Wa 'Inna Minhā »), s'affaissent par crainte d'Allah. Et Allah n'est certainement jamais inattentif à ce que vous faites. »
Ici, il ne fait pas de doute que l'expression « Mina Al-Ĥijārati » désigne une partie des pierres et non la totalité.
📍 la sourate 72, verset 6 :
« Or, il y avait, parmi les humains (« Mina Al-Ins »), des mâles qui cherchaient protection auprès de mâles parmi les djinns (« Mina Al-Jinn »), cela les a fait croître en abjection. »
Le sens de l'expression « Mina Al-Ins » et « Mina Al-Jinn » ne fait pas de doute, et toutes les traductions et interprétations sont d'accord pour désigner une partie des humains et des djinns.
De la même manière, le sens exact de "Mina At-Tawrāati" dans le Coran désigne une partie, et non la totalité de la Torah contemporaine de Jésus que celui-ci confirme. D'autres éléments du verset nous permettent de confirmer cette lecture :
➡️ la traduction de « Bayna Yadayya », que Régis Blachère rend par « avant moi », suggérant que Jésus confirmait la Torah antérieure à lui, s’avère inexacte. Le sens littéral de cette expression est « devant moi », comme le traduit Muhammad Hamidullah dans sa version originale. Ceci indique que Jésus ne confirmait pas la Torah dans son ensemble, mais uniquement une partie de celle qui existait à son époque.
Si la Torah avait déjà été altérée à son époque, Jésus, en tant que prophète, en aurait nécessairement eu connaissance, d’autant plus que Dieu lui a directement enseigné la Torah originelle ainsi que l’Évangile (Coran 3 : 48 ; 5 : 110). Or, les découvertes des manuscrits de la mer Morte, datant de la fin du IIIe siècle avant notre ère jusqu’au milieu du Ier siècle de notre ère, ont mis en évidence des modifications apportées par les scribes au fil du temps, altérant ainsi de nombreux passages du texte[*️⃣3️⃣]. Ceci expliquerait pourquoi Dieu a enseigné la Torah à Jésus, suggérant au passage que celle que possédaient les enfants d’Israël n'était pas totalement authentique.
➡️ le fait que Jésus annonce, juste après avoir confirmé une partie de la Torah de son époque, vouloir rendre licite une partie de ce qui leur avait été interdit nous suggère que cette levée d'une partie des interdits est la conséquence de l'inauthenticité d'un partie de la Torah. Cette lecture rejoint le Coran 2 : 79 à propos de ceux qui ont altéré le Livre intentionnellement le faisant passer pour une origine divine.
2️⃣ Sourate 5 : 46
وَقَفَّيْنَا عَلَى آثَارِهِم بِعِيسَى ابْنِ مَرْيَمَ مُصَدِّقًا لِّمَا بَيْنَ يَدَيْهِ مِنَ التَّوْرَاةِ وَآتَيْنَاهُ الْإِنجِيلَ فِيهِ هُدًى وَنُورٌ وَمُصَدِّقًا لِّمَا بَيْنَ يَدَيْهِ مِنَ التَّوْرَاةِ وَهُدًى وَمَوْعِظَةً لِّلْمُتَّقِينَ
« Et Nous avons fait suivre leurs traces par Jésus, fils de Marie, confirmant ce qui était devant lui (« Bayna Yadayhi ») de la Torah (« Mina At-Tawrāati »). Et Nous lui avons donné l’Évangile, dans lequel il y a guidance et lumière, confirmant ce qui était devant lui (« Bayna Yadayhi ») de la Torah (« Mina At-Tawrāati »). »
Ici encore, nous retrouvons l’expression « Mina At-Tawrāati », que l’on traduit par « de la Torah », précédée de « Bayna Yadayhi », signifiant « devant lui ». Cette construction rhétorique est semblable à celle du premier verset mentionné, à la différence qu’elle est ici formulée à la troisième personne du singulier, le locuteur étant Dieu et qu'il a été rajouté l'Évangile.
Un détail mérite cependant une attention particulière : Dieu affirme avoir envoyé Jésus à la suite de ses prédécesseurs, en confirmant ce qui était à son époque (c'est-à-dire « devant lui ») de la Torah. Mais Il précise également lui avoir donné l’Évangile, avec une distinction notable : le terme « Mina al » qui précède la Torah est absent pour l’Évangile.
Pourquoi le verset n’emploie-t-il pas la formulation du type « Wa 'Ātaynāhu Mina Al-'Injīli », soit « et Nous lui avons donné de l’Évangile », comme cela est fait pour la Torah ? Cette différence suggère une distinction intentionnelle qui ne peut s’expliquer que par une altération de la Torah originelle.
3️⃣ Sourate 61 : 6
وَإِذْ قَالَ عِيسَى ابْنُ مَرْيَمَ يَا بَنِي إِسْرَائِيلَ إِنِّي رَسُولُ اللَّهِ إِلَيْكُم مُّصَدِّقًا لِّمَا بَيْنَ يَدَيَّ مِنَ التَّوْرَاةِ وَمُبَشِّرًا بِرَسُولٍ يَأْتِي مِن بَعْدِي اسْمُهُ أَحْمَدُ فَلَمَّا جَاءَهُم بِالْبَيِّنَاتِ قَالُوا هَذَا سِحْرٌ مُّبِينٌ
« Et quand Jésus fils de Marie dit : « O Enfants d’Israël, je suis vraiment le Messager d’Allah [envoyé] à vous, confirmateur de ce est qui est devant moi (« Bayna Yadayya »), de la Thora (« Mina At-Tawrāati »), et annonciateur d’un Messager à venir après moi, dont le nom sera Ahmad. Puis quand celui-ci vint à eux avec des preuves évidentes (« Bayyināt »), ils dirent : « C’est de la magie manifeste « Hādhā Siĥrun Mubīnun ») ".
Même remarque que les deux versets précédents concernant l'expression « Mina At-Tawrāati » et « Bayna Yadayya ». Ce verset insiste sur la déclaration de Jésus qui se présente auprès des enfants d'Israël comme l’un de leurs prophètes et l’annonciateur d'un autre prophète à venir après lui.
Nous avons constaté que ces trois versets, tous révélés durant la période médinoise, présentent des similitudes dans les termes employés au sujet de la Torah du temps de Jésus, tout en apportant chacun des particularités qui prêtent à la réflexion.
En effet, ces trois versets étudiés présentent des particularités en lien avec les trois grandes révélations monothéistes : la Torah, l’Évangile et le Coran. Le Coran 3 : 50 évoque la Torah que Jésus souhaitait réformer en levant certains de ses interdits. Le Coran 5 : 46 fait référence à l’Évangile, qui confirme une partie de la Torah, tout comme Jésus lui-même en confirme une partie. Enfin, le Coran 61 : 6 annonce la venue de Muhammad ﷺ, porteur de « preuves évidentes » (« Bayyināt »), une allusion implicite au Coran, face auquel ses détracteurs diront : « C’est de la magie manifeste » (« Hādhā Siĥrun Mubīnun »).
Cette expression (« Hādhā Siĥrun Mubīnun ») apparaît à trois reprises dans le Coran. La première fois, elle est adressée à Moïse par Pharaon et son peuple, qui l’accusent de pratiquer la sorcellerie (C.27 : 13). Les deux autres occurrences concernent Muhammad ﷺ, dont les opposants l’accusent à leur tour d’utiliser la sorcellerie à travers le Coran (46 : 7 et 61 : 6).
« Et quand Nos versets, en manière de preuves (Bayyināt ), leur sont communiqués, les infidèles disent de la Vérité, lorsqu’elle leur est venue : « C’est de la magie manifeste ! » (Hādhā Siĥrun Mubīnun ). » (C.46 : 7)
Selon Neal Robinson, « certains érudits occidentaux soupçonnent que la section médiane du verset 6 [‘et annonciateur d’un Messager à venir après moi, dont le nom sera Ahmad ‘] est une glose ultérieure. Ils donnent quatre raisons. » L’une d’elles (la seule analyse intratextuelle) est que si l’on retire cette section médiane, alors « la déclaration finale du verset 6 — « Et quand il vint à eux avec des preuves claires, ils dirent : c’est de la magie [sorcellerie] manifeste ! » — se réfère à Jésus (comme dans la sourate 5, verset 110) »[*️⃣4️⃣].
Or, nous avons vu que ce passage sur les preuves claires et la magie manifeste se rapporte au Coran. Ce qui est plus cohérent au regard des trois versets où Jésus confirme une partie de la Torah (C.3 : 50 ; 5 : 46 et 61 : 6), chacun mentionnant successivement la Torah puis l’Evangile et enfin le Coran. De plus, l’expression du Coran 5 : 110 qui fait référence à Jésus — « ce n’est que de la magie manifeste » (Hādhā ‘Illā Siĥrun Mubīnun) —, n’est pas identique à celle du Coran 61 :6, où le terme ‘Illā n’apparaît pas : « C’est de la magie manifeste » (« Hādhā Siĥrun Mubīnun »). Or, cette dernière formulation est en tout point identique au Coran 46 : 7 qui fait clairement référence aux versets du Coran.
Références :
[*️⃣1️⃣] David hamidović, « Les écrits apocryphes juifs et le Coran. De la canonisation, la fluidité textuelle et l’apocryphicité juive », dans Le Coran des historiens, tome 1, 2019, p.507.
[*️⃣2️⃣] Dans le site altafsir.com, je n’ai trouvé qu’un seul exégète, mais il minimise l’altération de la Torah par rapport à l’original :
الصراط المستقيم في تبيان القرآن الكريم / تفسير الكازروني (ت 923هـ) :
{ وَمُصَدِّقاً لِّمَا بَيْنَ يَدَيْهِ مِنَ ٱلتَّوْرَاةِ }: لا تخالفه إلا في قليل،
https://www.altafsir.com/Tafasir.asp?tMadhNo=0&tTafsirNo=112&tSoraNo=5&tAyahNo=46&tDisplay=yes&UserProfile=0&LanguageId=1
[*️⃣3️⃣] David hamidović, « Les écrits apocryphes juifs et le Coran. De la canonisation, la fluidité textuelle et l’apocryphicité juive », dans Le Coran des historiens, tome 1, 2019, p.507.
[*️⃣4️⃣] Neal Robinson, « The Qur’an and Christianity », dans The Oxford Handbook of Qur’anic Studies, 2020, p.157
